Par Jean SALVAN, officier général (2S)
En 1956 et 1957, quand je participais à des manœuvres avec ma section en Oubangui-Chari (nom de jeune fille de la République centrafricaine), j’avais l’impression d’être au bout du monde, dans un pays endormi, certes plus vaste que la France. En dehors de Bangui, la brousse commençait très vite et rien ne semblait avoir changé depuis l’arrivée des Français en 1910. A Bangui, rien ne troublait le calme, sauf l’imprudence de certains Européens qui s’obstinaient à se baigner dans le fleuve pour alimenter quelques caïmans. Bien sûr, un député local tenait des harangues enflammées, exigeant l’indépendance, tout en souhaitant conserver les avantages des Français : c’était Boganda. Il souhaitait maintenir ensemble l’essentiel de l’Afrique Equatoriale Française, en rassemblant dans un seul Etat l’Oubangui-Chari, le Cameroun, le Congo/Brazzaville et le Gabon : il avait bien perçu le danger d’inclure le Tchad à majorité musulmane dans cet ensemble. Mais les dirigeants du Congo, du Cameroun, du Gabon entendaient rester maîtres chez eux et aucune union politique ou économique ne put surgir lors des indépendances. Boganda n’inquiétait personne et il avait grand peine à rassembler quelques dizaines d’auditeurs sous le soleil tropical : il parlait mieux la langue française que le sangho, l’idiome local. Il mourut dans un accident d’avion en 1959. La République Centrafricaine ne s’est jamais remise de cette disparition. Le pays fut ensuite gouverné par des incapables, des illuminés ou des prédateurs. Et la France intervint à plusieurs reprises pour tenter de mettre ou remettre en place un gouvernement présentable. Bokassa, ancien sous-officier de notre armée jusqu’en 1962, élimina Dacko de 1965 à 1979. Nous l’avons évincé lors de l’opération Barracuda. Nous avons jugé bon de remettre Dacko en place. Deux ans plus tard, Dacko était éliminé par le coup d’Etat de Kolingba. Un président fut élu normalement en 1993 : c’était Patassé, un bon à rien. En 2001, un nouveau coup d’Etat par le Général Bozizé, qui eut l’imprudence de se faire aider par des milices tchadiennes, trop heureuses de s’installer dans un tel fromage : elles restèrent sur place, notamment à Bangui. Bozizé n’était pas un aigle, mais il était chrétien et francophile. Nous aurions pu l’aider à réorganiser sa fonction publique et son armée, à rétablir la sécurité : mais comment la patrie des droits de l’homme aurait elle pu accepter d’aider un dictateur, issu d’un coup d’Etat militaire ? Mieux valait la gabegie et l’arrivée des islamistes ! Comme prévu par tous ceux qui connaissent l’Afrique et la République Centrafricaine, en 2013, ce fut l’arrivée de la Séléka, composée de voyous musulmans, qui pillèrent le pays, violèrent et massacrèrent. Ces exactions provoquèrent la réaction sauvage des chrétiens, peu décidés à se laisser égorger : ils se sont donc constitués en milices, armées de façon hétéroclite, appelées anti-balaka (anti-machette). La Séléka installa un gouvernement fantoche, dirigé par un homme de paille, Djotodia, dont la France vient de se débarrasser, avant de tenter de faire élire une personnalité capable de rassembler chrétiens et musulmans, puis de reconstruire le pays … Le 5 décembre 2013, la France déclenchait l’opération Sangaris : 1 600 militaires pour sécuriser une ville de plus d’un million d’habitants et un pays plus grand que la France. En 2013, lors des fêtes de fin d’année, 9 000 policiers tentèrent d’assurer l’ordre en région parisienne, sans éviter assassinat ou incendies de voiture. La mission était impossible, nos soldats ont fait ce qu’ils ont pu, et en particulier ils sont parvenus à cantonner les forces de la Séléka dans leurs casernes, avant de les pousser à revenir au nord, qu’ils pillent. Mais ne nous leurrons pas. Même si une mission africaine (MISCA) est réellement mise sur pied -6 000 hommes devraient la composer en février 2014, aux ordres du Général congolais Mokoko ; même si une partie de l’armée et de la police qui s’était camouflée lors de l’invasion du pays par la Séléka reprenait du service, on peut craindre le pire : sinon un génocide, du moins le nettoyage ethnique, puis le démembrement de la Centrafrique par ses voisins. D’ores et déjà, des contingents camerounais, congolais, tchadiens sont en train de s’installer à proximité de leurs frontières. Et les membres de la Séléka demandent dès maintenant la partition du pays entre le nord musulman et le sud chrétien. Nous sommes devant le choix que de Gaulle voulait absolument éviter : remettre en cause les frontières héritées de la colonisation. S’imaginer pouvoir rétablir l’ordre dans des Etats faillis par des actions de courte durée, c’est plus qu’une illusion, c’est une faute. Il nous a fallu près de 40 ans pour stabiliser le Tchad. Enfin, il faut au moins s’interroger sur la diminution des effectifs et des moyens de nos armées et surtout de l’armée de terre, qui fournit 90% des effectifs en missions extérieures… Jean SALVAN